

5 mai 2025
« Pour les PME, la durabilité est une nécessité économique » – Entretien avec François Gemenne
Avec Viva, nous avons eu la chance d’interroger François Gemenne lors du Forum Durabilité organisé par la CVCI le 27 février 2025. François Gemenne est professeur à HEC Paris, où il dirige le Master « Sustainability and Social Innovation », et chercheur qualifié du FNRS à l’Université de Liège, où il dirige l’Observatoire Hugo, centre dédié aux migrations environnementales. Il est devenu spécialiste reconnu des enjeux climatiques, chercheur et membre du GIEC, il partage sa vision à travers les médias et ses ouvrages sur le rôle des PME dans la transition écologique, dans un contexte géopolitique incertain.
Trois points forts ressortent de cet échange pour les PME vaudoises:
- L’importance de miser sur des retours à court terme pour enclencher la transition.
- Le rôle stratégique de la communication des actions engagées.
- La nécessité d’un écosystème territorial favorable à l’échelle régionale.

François Gemenne, intervenant au Forum de la Durabilité de l'Economie Vaudoise. Organisé par la CVCI.
Entretien
Viva : Pourquoi est-ce important d’avoir des événements comme ce forum, où les entreprises peuvent présenter ce qu’elles font ?
François Gemenne :
Moi, je crois beaucoup à ces logiques d’émulation. C’est pour ça que c’est important d’avoir des forums comme celui-ci. Quand une entreprise montre ce qu’elle fait, d’autres peuvent se dire : « Tiens, moi aussi, je pourrais le faire. »
Regardez la révolution du vélo en ville : ça a commencé avec une petite initiative à La Rochelle dans les années 70. Personne n’y croyait, et pourtant, cette idée a inspiré Rennes, puis Lyon, Paris… et ensuite les grandes villes du monde entier. Ça montre à quel point une action locale peut transformer le monde.
Quel est l’impact du contexte géopolitique actuel pour les PME et leur capacité à se projeter dans la transition ?
D’abord, évidemment, les signaux envoyés par le contexte géopolitique mondial sont vraiment très, très négatifs, et à mon avis, à rebours de la transition.
Le vrai problème pour les PME, mais aussi pour les investisseurs, c’est que cela crée de l’instabilité, de l’incertitude. Et ça, c’est exactement ce qu’on ne veut pas quand il s’agit d’investir dans la transition.
Je suis presque davantage inquiet des revirements politiques que des politiques elles-mêmes. Le signal que cela envoie, c’est : "Tout peut changer demain." Et donc pourquoi investir aujourd’hui dans quelque chose qui peut être abandonné demain ?
Ce sont souvent les grands groupes qui influencent la dynamique de durabilité, notamment via les chaînes d’approvisionnement. Que remarquez-vous dans leur comportement actuel ?
Je pense que c’est vrai : les grandes entreprises ont joué un rôle de locomotive. Mais aujourd’hui, ce rôle est fragilisé. Beaucoup vont se dire : si les autres reculent, pourquoi pas moi ?
C’est pour ça qu’il est essentiel d’insister sur l’intérêt propre des entreprises. On ne fait pas ça uniquement "pour le climat". On le fait aussi pour des raisons économiques : recruter les meilleurs talents, répondre aux attentes des clients, séduire de nouveaux marchés.
Mais le vrai problème aujourd’hui, c’est que le marché ne valorise pas encore suffisamment les produits ou services à faible empreinte carbone. Tant qu’un bien à forte empreinte peut coûter moins cher qu’un bien propre, les entreprises seront pénalisées pour leur engagement. C’est une distorsion de marché qu’il faut corriger.
Est-ce que cela signifie qu’il faut plutôt conseiller aux PME de s’adapter que de réduire leur empreinte ?
Il ne faut pas opposer adaptation et décarbonation. Les deux sont complémentaires. Toutes les entreprises, PME ou multinationales, seront affectées par les effets du changement climatique : sites de production, chaînes d’approvisionnement, clients…
Les inondations en Europe (Valence, Valais) par exemple ont eu des effets dévastateurs dans les régions concernées, mais ont aussi des impacts indirects sur toutes les chaînes d’approvisionnement.*
Donc oui, il faut s’adapter. Mais ça ne veut pas dire renoncer à réduire ses émissions. Opposer les deux serait une erreur stratégique.
* Notes de la rédaction concernant les inondations :
- Les inondations en Valais ont eu un impact important sur l’entreprise Novelis et si les coûts de remise en état sont en principe assuré, ce n’est généralement pas le cas des pertes d’exploitation. "L'impact net total sur la trésorerie, après assurance, est estimé à 80 à 90 millions de dollars (70 à 80 millions de francs), indique Emilio Braghi, vice-président de Novelis et président de Novelis Europe." (https://www.rts.ch/info/regions/valais/2024/article/apres-les-intemperies-de-juin-la-remise-en-service-devrait-couter-80-millions-a-l-usine-novelis-de-sierre-28600685.html). Mais toute la chaîne de valeur a été touchée, et en particulier l’entreprise Porsche, qui annonce une perte de chiffre d’affaires de 1 à 2 milliards (https://www.rts.ch/info/regions/valais/2024/article/l-effet-papillon-des-inondations-en-valais-porsche-annonce-1-a-2-milliards-de-pertes-28582422.html)
- Les inondations en Espagne ont également eu un impact indirect sur la Suisse, et notamment des retards sur la livraison des trams pour les TL. https://www.rts.ch/info/regions/vaud/2025/article/inondations-a-valence-retards-pour-le-tram-lausannois-les-tl-restent-confiants-28759573.html
Dans ce contexte, quel peut être le rôle d’un petit territoire comme le canton de Vaud ?
On pourrait croire que le canton de Vaud est trop petit pour peser. Mais c’est faux.
L’économie du XXIe siècle sera décarbonée. La Chine investit massivement dans le solaire, les véhicules électriques… Si nos entreprises ne montent pas dans le train, elles seront larguées.
Les États-Unis tentent peut-être de ralentir le mouvement, mais ils ne l’arrêteront pas. Et plus tôt on s’engage, plus on peut être dans les wagons de tête, voire dans la locomotive.
Donc oui, Vaud a tout intérêt à être un pionnier, à se positionner en tête de cette nouvelle économie
Vous avez insisté sur l’importance de faire connaître les initiatives locales. Pouvez-vous développer ?
Faire connaître ce qu’on fait, c’est essentiel. C’est une manière d’inspirer les autres, mais aussi de donner confiance. Si on a l’impression que tout le monde abandonne, on abandonne aussi.
C’est pour ça qu’il faut valoriser ce que font les entreprises, les cantons, les municipalités. L’émulation joue un rôle clé dans la transition.
Il y a une vieille publicité dans une ville voisine de la mienne, à Verviers, qui disait « Publicité, sauvegarde du peuple ». Enfant, je ne comprenais pas. Aujourd’hui, je me dis qu’il y a là quelque chose d’essentiel : si vous ne montrez pas ce que vous faites, les autres pensent que plus personne n’agit.
Qu’est-ce que les pouvoirs publics peuvent faire pour amplifier la dynamique à l’échelle régionale ?
Il faut créer des écosystème d’entreprises autour de la durabilité. Faire en sorte que la transition devienne un moteur de développement économique.
Regardez Dunkerque : c’était une des villes les plus délaissées de France. Elle a fait de la durabilité un levier de redéploiement. Résultat : Verkor y installe une gigafactory de batteries, la plus grande de France. D’autres usines suivent, un écosystème se forme autour de cette filière.
Les entreprises partagent les ressources, la chaleur fatale, les services. C’est un cercle vertueux que les pouvoirs publics doivent organiser.
Si vous étiez à la tête d’une PME vaudoise, quelles seraient vos trois premières actions ?
- Discuter avec ma banque. En Suisse, on a une place financière très puissante. J’irais voir ma banque et je lui demanderais : « Que faites-vous pour financer la transition ? Et comment allez-vous m’accompagner si je veux m’engager ? »
- Communiquer mes engagements. Beaucoup d’entreprises font des choses mais n’osent pas le dire, par peur d’être accusées de greenwashing. C’est le green hushing. Or, si personne ne dit ce qu’il fait, tout le monde pense que plus rien ne se fait.
- Faire pression sur les politiques. Leur envoyer un signal : « Nous, entreprises, sommes prêtes. Donnez-nous un cadre clair. » Souvent, les politiques ont peur d’imposer des règles. Il faut leur dire qu’on les attend pour avancer ensemble.
Et si vous deviez résumer votre message aux PME vaudoises en une phrase ?
Ce sont leurs actions concrètes qui vont prouver à tous que la transition peut être un véritable projet économique, pas une contrainte.
